Sanctuaire du cœur
de Duong Thu Huong

Traduit du viêtnamien par Phuong Dang Tran
(Editions Sabine Wespieser, septembre 2011)
n° ISBN 978-2-84805-102-4 et coûte 28 euros. La date de dépôt légal est septembre 2011.

Ne serait-il pas quelque peu inconscient de prétendre commenter en quelques phrases les 750 pages du tout dernier roman de ce grand écrivain, bien connu des Alasiens ? Heureusement, comme dans ses précédents ouvrages, elle use toujours d’un style très fluide, remarquablement rendu par la traduction, et l’intérêt de la lecture ne faiblit pas. Bien mieux, grâce aux chapitres revenant sur le passé du principal sujet, c’est peu à peu que l’on en vient à comprendre pourquoi et comment il en est arrivé à un destin aussi imprévisible. Un roman policier pourrait bien être construit de cette façon !

Résumée en quatrième de couverture, l’intrigue est bien posée dès les premières pages : « La fugue de Thanh plonge dans la stupeur ses parents, un couple de professeurs respectés, ainsi que toute la petite ville proche de Hanoï où vit cette famille modèle. À seize ans, le jeune homme était promis à un brillant avenir et n’avait jamais donné le moindre signe de trouble ni de rébellion. Quand on le retrouve quatorze ans plus tard – en 1999, le temps du récit – il est devenu gigolo, entretenu par une femme d’affaires rencontrée dans une maison close de Saïgon où il exerçait ses talents de prostitué ». Mais, on le pressent vite, ce thème n’est certainement pas le but premier de ce long roman. Citons encore la fin de présentation : « La question sous-jacente que pose en effet Duong Thu Huong tout au long de ce livre consacré aux enfants des hommes et des femmes de sa génération, celle qui s’est battue pour des idéaux et qui ne se reconnaît pas dans le Viêt Nam d’aujourd’hui, est déchirante : qu’avons-nous fait à nos enfants ? quel monde leur laissons-nous ? »

La « question sous-jacente » est en effet visible. Mais ne peut-on pas en discerner une autre, relative à l’état actuel de son pays ? Car cette histoire d’un jeune qui a « mal tourné », se livrant aux excès des sens après avoir été témoin d’un acte sordide du même genre, pourrait se passer en bien d’autres temps et lieux. Pour ma part, je note les nombreux coups de griffe que l’auteur donne, comme incidemment, aux aspects peu reluisants de la société contemporaine au Viêt Nam. Citons-en quelques-uns, parmi beaucoup d’autres :
- (conversation entre Thanh et l’un de ses compagnons de débauche, page 208 et suivantes) « La police ? Et ses diverses campagnes de lutte contre la dégénérescence de la société ? Ce n’est qu’une comédie mille fois et impudiquement répétée par un pouvoir incapable… »
- (entre les mêmes, page 214) « Tu es vraiment un grand naïf ! Tu oublies que nous vivons au Viêt Nam, pas à New York, et que, de toute manière, aucun fonctionnaire administratif n’irait apposer son cachet sur un document signé par une cliente du sexe et un gigolo, même si on lui graissait la patte avec des bâtonnets d’or. Dans la société dans laquelle nous vivons, il existe bien des métiers de l’ombre, exercés par des gens qui aiment travailler ainsi et qui ont le talent des prédateurs nocturnes. Le hibou chasse la nuit tandis que le rossignol chante le jour »
- (une vieille dame défend ses droits sur une belle propriété lorgnée par le pouvoir du moment, page 220) : « Elle avait aussitôt loué une voiture pour … produire aux autorités les documents prouvant qu’elle avait soutenu, de plusieurs bâtonnets d’or, le gouvernement de la Résistance. Elle leur avait également montré des caisses entassées dans la voiture, remplies de titres « au buffle vert », qui ne valaient rien mais pour l’achat desquels elle avait dû céder maints bijoux, contribuant ainsi à la victoire de la Résistance anticolonialiste »
- (des villageois protègent un habitant contre la police, venue l’arrêter sous un motif futile, page 336) : « Qu’il vienne d’un supérieur ou d’un inférieur, si l’ordre est imbécile, il faut passer outre ! On en reçoit plein, des ordres stupides dans la vie. Pendant la Réforme agraire, des centaines de connards ont signé des injonctions pour liquider les honnêtes gens. Il a fallu attendre que les tombes soient recouvertes d’herbe pour qu’enfin le gouvernement reconnaisse ses erreurs ! »
- (une conversation de Thanh et d’un autre compagnon, page 558) : « Tu es d’une naïveté confondante ! Les chefs des réseaux de prostitution et de vente de drogue sont tous des hauts gradés des ministères de l’Intérieur et de la Défense. Et le troisième larron dans ces trafics, c’est la commission économique du Comité central »
- (un repas de fête dans un restaurant de luxe, page 631) « Le père du marié est, semble-t-il, un ancien général de la police, mais pas de n’importe quelle police, de celle qui a une caisse noire à sa disposition. Tant qu’il était en poste, il portait l’uniforme, et sa famille habitait dans un modeste logement de fonction. Ce n’est qu’à sa retraite qu’il avait acheté résidences et voitures, que ses enfants s’étaient mis à fréquenter les hôtels et les restaurants de luxe, sa femme à passer des commandes à Paris et à porter des bijoux en diamants. La rumeur populaire comparait la fin de sa carrière à un atterrissage parfait »
- (Une ancienne commerçante commente la perte de son affaire, page 698) : « Le gens au pouvoir, après avoir confisqué quantité de propriétés, se les sont partagées et sont devenus eux-mêmes commerçants. Ils ont ouvert à leur tour magasins et boutiques »

Arrêtons là ces quelques citations, suffisamment évocatrices. J’ai relevé, dans les souvenirs mélancoliques d’un vieil homme (page 693), une allusion : « Mon père et ma mère étaient voisins dans le nord…. Les deux mères commerçantes étaient amies et leurs pères avaient tous deux fréquenté le lycée français… » S’agirait-il de notre lycée Albert Sarraut ? Le roman s’achève, lui aussi dans la mélancolie, sur les pleurs de Thanh et de son vieux père, qui l’a retrouvé à Saïgon. Pleurs d’émotion ou de joie ? Pas du tout ! le fils se demande : « Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi nos vies ont-elles été ainsi défaites ? Pourquoi ? ». Mais aucune réponse ne vient…

Jean Werquin